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Taxer sans vexer

C'est une perception quelque peu étrange. D'abord, elle se situe au beau milieu d'une galerie marchande, à quelques pas seulement des disquaires, des glaciers et des autres boutiques où on dépense volontiers son argent. Ensuite, elle est ouverte jusqu'à 22 h pendant la semaine et jusqu'à 21 h le samedi. Enfin, elle est meublée avec goût et climatisée, et les fonctionnaires assis devant des ordinateurs dernier cri arborent un large sourire.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est, au-dessus de la réception, le zéro rouge bien en évidence marqué par l'afficheur électronique pour les personnes en attente. De toute évidence, nul ne fait la queue.

Or, ce n'est pas faute de chalands. On vient à la perception, appelée SAC (sigle portugais qui désigne une maison des services publics) toute la journée durant, le plus souvent un imprimé de déclaration à la main. On verse des impôts et on s'acquitte d'autres obligations – par exemple on paie la note d'électricité ou de gaz ou on demande une carte d'identité nationale. La plupart des démarches se font en quelques minutes, et de nombreux formulaires peuvent être remplis à l'aide des terminaux informatiques mis à la disposition des clients.

Nous avons bel et bien dit clients. Parler de la clientèle du fisc peut amener des sourires narquois ou des remarques caustiques dans bien des pays. Mais la popularité des "maisons de services publics" dans cet État du Nord-Est montre qu'au Brésil, cette idée n'est plus risible. En fait, Bahia est l'un de plusieurs Etats brésiliens qui sont en train de révolutionner la sagesse traditionnelle en matière de fisc et de finances publiques.

Un lourd héritage. « Verser des impôts n'est jamais agréable, et les gens y sont tout naturellement réticents », affirme Valdir Gomes Junior, président de l'Association des comptables de São Paulo et ardent défenseur de la réforme de la fiscalité dans cet Etat. Cette litote ne se retrouve pas d'ordinaire dans les propos des Brésiliens au sujet du fisc. Les plaintes sont de toutes natures. Mais, à vrai dire, la fiscalité au Brésil, comme dans la plupart des pays, est victime de son passé. Les lois, réglementations et procédures adoptées au fil des ans par divers gouvernements constituent parfois un dédale. La grande complexité du code des impôts, aggravée par le fait que plusieurs officines gouvernementales étudient les dizaines d'imprimés de déclaration, suscite, en mettant les choses au mieux, l'hostilité des citoyens et encourage, au pis, l'inefficacité et les abus.

« Nous nous servions d'un modèle bureaucratique qui remonte au siècle dernier », affirme Yoshiaki Nakano, secrétaire aux finances pour l'Etat très industrialisé de São Paulo et l'un des champions de la modernisation de la fiscalité. « Nous recevions bon an mal an de 600 000 à 800 000 déclarations d'impôts mal remplies. Par exemple un assujetti qui devait 120 000 réaux (la monnaie brésilienne) écrivait 120 ou 12 réaux. Il fallait tout vérifier et corriger à la main, et il y avait toutes sortes de fraudes. »

João Alberto Rodriguez Capiberibe, gouverneur de l'État d'Amapá dans la région amazonienne du Brésil, affirme que les citoyens sont fondés dans une certaine mesure dans leur réticence à respecter la loi. « L'ancien système avait deux caractéristiques qui dérangeaient le contribuable : une forme sélective de perception, où prédominaient les intérêts politiques et les privilèges, et l'affectation des dépenses, qui était pire encore en raison de la grande faiblesse des contrôles. »

Finies les rustines. Ces constats sans complaisance sont typiques chez les gouverneurs brésiliens et les hauts responsables des finances publiques, ils expliquent le grand consensus qui se dégage sur la nécessité de réformer la fiscalité. En 1996, le gouvernement fédéral a mis en route un vaste programme, financé en partie par un prêt de 75 millions de dollars de la BID, afin de moderniser le fisc fédéral. Ces dernières années, plusieurs Etats brésiliens l'ont imité, de leur propre chef. Et en 1997, les 26 Etats, de concert avec le District fédéral, ont amorcé un programme visant à améliorer de manière générale la perception des impôts, la gestion financière et la communication des informations fiscales.

Le Programme d'administration fiscale de 1 milliard de dollars (dont le sigle est PNAPE en portugais), qui est financé en partie par un prêt de la BID de 500 millions de dollars, n'est qu'un petit chantier dans la vaste campagne brésilienne visant à consolider les réformes qui ont revitalisé l'économie ces dernières années. Mais c'est un chantier particulièrement important. A l'instar de bien des pays d'Amérique latine et des Caraïbes, le Brésil s'attache à alléger les déficits budgétaires à l'échelle fédérale et à l'échelon des divers Etats et des municipalités, afin d'être moins tributaire de financements extérieurs pour l'impulsion de sa croissance économique. C'est l'art, toujours difficile sur le plan politique, d'accroître les recettes sans réduire les services publics essentiels.

La nécessité de réduire le train de vie de l'Etat a suscité de vifs débats, mais elle a aussi attiré l'attention sur ceux qui sont chargés de percevoir les impôts et d'administrer les deniers publics. Les recettes que produit chaque impôt, dans chacune des juridictions, conviennent-elles ? La comptabilisation est-elle fidèle ? Les deniers publics sont-ils alloués et dépensés dans un souci d'efficacité ? Et, le plus important peut-être, la perception des impôts et les dépenses publiques dans leur ensemble sont-elles de nature à inspirer confiance aux citoyens et à encourager les contribuables à s'acquitter ?

Des questions de ce genre ont tourmenté les gouvernements pendant des siècles, et le Brésil ne prétend pas avoir des solutions toutes faites. En effet, il y a eu d'autres campagnes au Brésil visant à améliorer la fiscalité. Mais à la différence des efforts antérieurs, le programme actuel est conçu pour mobiliser des innovations qui ont fait leurs preuves et qui ont été concoctées à l'échelle de l'Etat par des fonctionnaires qui étaient insatisfaits du statu quo.

Rectifier le tir. Helena Quimarães Dinez est l'une de ces fonctionnaires. Titulaire d'une maîtrise en administration fiscale, elle a été pendant 20 ans inspecteur des contributions pour l'Etat de Bahia avant d'être nommée chef du Bureau de l'inspection des impôts de l'Etat à Calçada, un quartier de Salvador, la capitale, en 1994. Pendant toutes ces années, elle a pu constater les carences du système fiscal et songer à des remèdes. « La bureaucratie était très pesante, rappelle-t-elle. Nous croulions sous la paperasse et nous devions demander plusieurs exemplaires de chacun des documents à tous les citoyens qui souhaitaient régulariser leur situation. »

Au moment où Dinez a été nommée chef, le secrétariat aux Finances de Bahia était sous la houlette d'Albérico Machado Mascarenhas, réformateur déclaré qui menait un effort tous azimuts d'automatisation et de modernisation de la fiscalité de l'Etat. Dinez a transmis au bureau de Mascarenhas une liste de suggestions visant à optimiser les procédures et celui-ci l'a encouragée à se joindre à ses collaborateurs qui effectuaient d'ores et déjà une analyse de chacune des étapes de la perception et de l'administration des impôts. Ils finirent par trouver des dizaines de façons de rationaliser et de simplifier le système.

Certaines semblent évidentes, avec le recul. Au lieu d'imposer un gymkhana aux contribuables en leur faisant faire la navette entre plusieurs bureaux, qui ne demandaient chacun que l'un des nombreux documents nécessaires ou qui n'apposaient qu'un seul sceau officiel, les fonctionnaires de Bahia ont trouvé le moyen de réunir dans un seul bureau toutes les formalités à accomplir. Au lieu d'archiver les documents dans diverses officines dispersées ici et là, ils laissent les contribuables conserver leur propre dossier. Depuis mai dernier, le secrétariat aux Finances met en ligne, sur Internet, des informations fiscales et des formulaires interactifs, de sorte que les contribuables peuvent, dans les recettes, remplir rapidement et faire imprimer les documents nécessaires.

« Aujourd'hui, les contribuables se présentent tout simplement à nos bureaux, et nous montrent leurs documents, affirme Quimarães. Nous nous occupons de tout, puis nous leur rendons les documents. Nous apposons les cachets, nous signons les documents, et c'est tout. Les contribuables n'ont pas à aller d'un endroit à l'autre. Ils ne sont pas obligés de revenir, deux, trois, quatre ou cinq fois pour régler les choses. »

Ce genre d'amélioration de la prise en charge des contribuables peut apporter des bienfaits concrets. La vignette de l'impôt sur les automobiles à São Paulo en est un exemple. Elle procure des revenus importants à cet État brésilien qui a le parc le plus important de véhicules. Il y a trois ans, lorsque Samuel Abel Brasil, routier de 29 ans qui habite à São Paulo, a renouvelé sa vignette, il a dû payer l'équivalent de 10 dollars à un despachante (un agent qui se spécialise dans les démarches administratives) et attendre jusqu'à dix jours, en plus de payer 34 dollars pour la vignette.

Aujourd'hui, Brasil et d'autres propriétaires de véhicules peuvent s'arrêter à l'un des nombreux Poupo Tempo (« Épargnez du temps »), bien nommés, qui ont été mis sur pied par le ministère des Finances de São Paulo. A l'aide d'un système informatisé de traitement des vignettes, le commis effectue le renouvellement en dix minutes en moyenne, ce qui rend superflu le recours à un despachante et épargne donc de l'argent aux intéressés. Les fonctionnaires de la Direction des finances de la mairie estiment que l'amélioration du service et la baisse des coûts ont contribué à tripler en deux ans la perception de l'impôt sur les automobiles à São Paulo. La vignette procure désormais des recettes fiscales de l'ordre de 1,8 milliard de dollars par an.

Persuadés que la simplicité et la convivialité peuvent aider à accroître d'autres perceptions aussi, les fonctionnaires du fisc de São Paulo sous la direction de Yoshiaki Nakano ont lancé un plan ambitieux qui vise à automatiser le plus grand nombre possible de formalités administratives dans le domaine fiscal. Ainsi, lorsque les entreprises déclarent tous les mois la taxe à la valeur ajoutée, qui représente le gros des recettes de l'Etat, elles doivent le faire sur disquette plutôt que sur support papier. Cette exigence peut sembler banale mais elle a permis d'énormes économies grâce à la réduction des erreurs et à l'accélération du traitement des dossiers, selon Nakano.

Le personnel de Nakano pronostique aussi que le réseau Internet sera à terme la façon la plus populaire de s'acquitter de ses obligations fiscales (voir l'article intitulé « On ne fait pas la queue dans le cyberespace »). Il vient de mettre sur pied le Posto Fiscal Eletrónico, un service sur Internet qui vise à reproduire pratiquement tous les services offerts par les hôtels des impôts traditionnels. Lorsqu'il sera en pleine activité, le Posto donnera des instructions détaillées pour les déclarations de revenus, fera connaître les derniers textes de loi sur l'impôt, et fournira des formulaires interactifs et diverses aides en ligne. Pour ceux qui n'ont pas d'ordinateur à domicile ou au bureau, le secrétariat aux Finances est à installer à leur intention des machines dans ses locaux qui reçoivent le public. (voir l'article intitulé « Une solution au chaos »).

Les comptables qui gagnent leur vie en aidant les contribuables à se repérer dans le dédale de la fiscalité s'opposent-ils à ces évolutions ? Il semble que non. Waldir Gomes, à l'Association des comptables de São Paulo, applaudit à la dématérialisation des déclarations d'impôts, parce qu'elle réduit les erreurs et les abus. « Cela évite au contribuable d'être à la merci des humeurs d'un contrôleur des impôts », conclut-il. Cela permet aussi aux contribuables comme aux comptables d'obtenir plus facilement des informations fiscales « parce que ces informations sont désormais en ligne. Il eut été impossible d'obtenir ces renseignements par téléphone. »

Au-delà du service clientèle. Les fonctionnaires du fisc à São Paulo et à Bahia précisent tout de suite que l'amélioration du service n'est qu'un aspect de la réforme. Un défi encore plus immense consiste à réaménager les opérations internes des secrétariats aux finances : perfectionnement des personnels, installation de systèmes d'information modernes, accroissement du nombre et de l'efficacité des contrôles fiscaux et communication de données exactes sur les comptes publics.

Les crédits de la BID dans le cadre du programme PNAFE servent désormais à financer bon nombre de ces améliorations. A Bahia, par exemple, le programme a aidé à financer des formations complètes ainsi que l'acquisition d'ordinateurs, de matériels de bureau et de véhicules pour les polyvalents sur le terrain. Des fonds servent aussi à mettre au point des logiciels qui permettent les déclarations de revenus sur support électronique ainsi que les fonctions de communication, de comptabilité et de suivi budgétaire. Les maîtres d'ouvrage pour le Programme d'administration fiscale sont à pied d'œuvre dans les 26 Etats brésiliens, et les coordonnateurs du programme se réunissent périodiquement à l'échelle nationale pour mettre en commun leurs expériences et s'atteler à un problème grave : le manque d'intégration des systèmes de gestion financière entre l'Administration fédérale et les Etats. C'est une carence qui entrave la production d'informations financières nationales exactes.

Les technologies de l'information jouent certes un rôle moteur dans les efforts de modernisation de la fiscalité, mais elles ne constituent pas une panacée. Carlos Leony Fonseca da Cunha, coordonnateur du programme de réforme fiscale dans l'Etat de São Paulo et un des architectes du Posto Fiscal Eletrónico, affirme que l'effort repose sur les technologies dans une proportion de 30 % seulement et sur la « gestion de projets » dans une proportion de 70 %. Cette gestion fait intervenir l'art difficile de changer les mentalités des fonctionnaires pour leur faire adopter de nouvelles méthodes de travail et penser aux résultats, selon les termes du secrétaire aux Finances Nakano.

Cet aspect moins tangible de la réforme comporte l'élaboration et l'adoption, qui sont difficiles, de lois venant simplifier la fiscalité et responsabiliser les contribuables. Le gouvernement fédéral brésilien ainsi que divers gouvernements des Etats, ont en chantier à l'heure actuelle diverses propositions à cet égard, et le succès à terme de la réforme entière dépendra dans une grande mesure du sort de ces textes.

La question de savoir si la réforme touchera aussi l'échelon local et municipal est importante aussi. Aux termes de la constitution de 1988, les municipalités sont autorisées à percevoir et à administrer des impôts qui frappent les propriétés et les services en milieu urbain. Elles reçoivent aussi des transferts fédéraux, de sorte que tous les efforts consentis à l'échelle fédérale et des Etats finissent par se répercuter sur les mairies aussi. L'Administration brésilienne est à mettre au point un programme qui vise à obtenir un financement de la BID pour élargir l'effort de réforme à pas moins de 5 000 villes dans tout le pays.

Certaines villes, à l'instar de certains Etats, ont déjà entrepris de réaménager leur fiscalité. Porto Alegre, capitale de l'Etat méridional de Rio Grande do Sul, a attiré l'attention internationale ces dernières années en raison de ses idées originales sur la gestion de finances publiques qui placent la préparation du budget sous le signe de la concertation. Au lieu de faire des arbitrages à huis clos – une tradition qui suscite la défiance des citoyens et qui sert à justifier la fraude fiscale –, la mairie de Porto Alegre organise des réunions publiques pour demander l'avis des citoyens sur les priorités budgétaires.

Cette méthode consensuelle associe les contribuables aux décisions concernant les dépenses. L'idée est simple, en fait. Mais elle permet plus facilement au gouvernement de taxer – sans vexer.

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