Tout était en place pour une prestation éblouissante : Miguel Angel Rodríguez, président du Costa Rica, un pays décidé à transformer son économie à vocation agricole en géant technologique régional, devait être l'orateur principal lors d'un séminaire international sur les technologies de l'information.
Le colloque, organisé par la Banque interaméricaine de développement à la veille de son assemblée annuelle des Gouverneurs à La Nouvelle-Orléans, devait mettre en valeur l'utilisation des nouvelles technologies dans des projets destinés à accélérer le développement durable et la croissance économique équitable de l'Amérique latine et des Caraïbes.
Toutefois, de l'aveu même de Rodríguez dans son exposé, le séminaire s'est heurté au genre d'obstacles que la région devra surmonter afin de tirer pleinement parti des technologies qui sont en train de révolutionner la façon dont le monde fonctionne, commerce et communique.
Le président n'a pas pu se rendre à La Nouvelle-Orléans en raison d'une manifestation contre l'intention de son gouvernement de favoriser la concurrence dans les télécommunications et le secteur énergétique, où des entreprises publiques exercent un monopole. Rodríguez a été contraint de prononcer son discours par visioconférence depuis ses bureaux à San José, au Costa Rica. L'assistance à La Nouvelle-Orléans pouvait certes le voir à son bureau, mais elle pouvait difficilement déchiffrer ses paroles qui étaient très déformées. Plusieurs tentatives ont été faites d'un côté comme de l'autre pour surmonter les problèmes de diffusion. En vain. Le président s'est finalement résigné à se servir d'un téléphone à haut-parleur pour transmettre son message.
Rodríguez a évoqué l'immense pari que le Costa Rica fait sur la banalisation, souvent pronostiquée, des technologies de l'information dans la vie de tous ceux qui ont la chance de se servir de ces outils. Son gouvernement vise à raccorder à l'Internet la moitié de ses écoles d'ici à deux ans. À la clé, au moins un citoyen sur quatre devrait avoir accès au réseau des réseaux. « À l'avenir, a-t-il ajouté, tous les Costariciens auront leur propre adresse électronique, tout comme aujourd'hui ils ont des papiers d'identité. »
Ce serait là un pas de géant pour un pays où seulement 1 % de la population a accès à l'Internet à l'heure actuelle. Mais le Costa Rica serait encore loin derrière les pays industrialisés comme les États-Unis. En fait, l'écart entre les USA et les pays d'Amérique latine se creusera, prédit-on, au cours des prochaines années, a fait remarquer David Katz, directeur du Développement du marché mondial au sein de la firme 3M et l'un des experts présents au séminaire.
Katz, ancien pédagogue, a affirmé qu'il était important pour les pays en voie de développement de faire un effort budgétaire en faveur du développement technologique pour combler cet écart, car l'économie mondiale dépend de plus en plus de technologies du savoir. « Sur les nouveaux emplois qui sont créés aujourd'hui aux États-Unis, 60 % exigent une haute technicité, a-t-il affirmé. À l'horizon 2015, ce sera 90 %. »
Afin d'exploiter au mieux les nouvelles technologies, les pays doivent faire un effort budgétaire plus grand en faveur de la formation des travailleurs âgés, des étudiants et des enseignants pour qu'ils puissent acquérir les savoir-faire qui seront nécessaires dans la nouvelle économie, a dit Katz. Les gouvernements doivent également supprimer tout obstacle au développement des entreprises de haute technologie, par exemple les réglementations qui freinent la concurrence dans les télécommunications, les droits de douane qui renchérissent les matériels et les restrictions dans l'attribution des fréquences.
L'éducation et la formation sont depuis longtemps de grandes priorités nationales au Costa Rica. Ces efforts ont été bien récompensés lorsque le géant américain des semi-conducteurs Intel a choisi d'implanter sa nouvelle usine de fabrication de puces à San José. C'est surtout grâce à la production de cette usine que la valeur des exportations de haute technologie du Costa Rica a monté en flèche pour dépasser les revenus tirés de ses exportations traditionnelles comme le café et la banane.
Toutefois, le pays fait face à des goulets d'étranglement structurels qui pourraient freiner ses efforts visant à développer une industrie des technologies de l'information de premier ordre. Selon un rapport fait par le cabinet-conseil américain Toffler Associates, le Costa Rica a pris du retard sur quelques-uns de ses voisins centraméricains mêmes dans des domaines clés comme la réforme du cadre réglementaire et la numérisation de son réseau téléphonique.
À la différence de bien d'autres pays d'Amérique latine et des Caraïbes qui ont libéralisé leurs télécommunications et encouragé la concurrence entre les opérateurs, les télécommunications au Costa Rica sont un monopole de l'État exercé par l'Institut costaricien de l'électricité (ICE). Et c'est une filiale de l'ICE, appelée RACSA, qui a le monopole du service Internet.
Selon le rapport Toffler, qui a été commandé par la Coalition pour les initiatives de développement du Costa Rica et le Secrétaire général pour l'Intégration économique de l'Amérique centrale, l'ICE et la RACSA sont encombrés de lois et de réglementations qui les empêchent de s'adapter plus rapidement aux mutations et innovations dans les télécommunications. Les commandes peuvent prendre deux ans pour remonter la filière bureaucratique ce qui est une éternité à l'heure de l'Internet.
La numérisation du réseau téléphonique costaricien est un point particulièrement faible, constate le rapport Toffler. « Dans ce domaine, la numérisation avance lentement au Costa Rica, ce qui fait augmenter les frais d'exploitation de l'ICE et de la RACSA, en plus de réduire la gamme des services à valeur ajoutée qui sont proposés au pays aux firmes costariciennes et les firmes étrangères qui envisagent d'investir ici. » Les gros clients comme les banques se plaignent souvent que le service Internet est peu fiable et lent au Costa Rica. Il est également considérablement plus cher que dans d'autres pays d'Amérique centrale.
Cherchant à remédier à ces faiblesses et à d'autres carences, le gouvernement de Rodríguez a préparé un texte de loi pour moderniser l'ICE et faire jouer peu à peu la concurrence dans les télécommunications et le secteur énergétique. Le texte, qui exclut la privatisation, a recueilli une large adhésion, au-delà des clivages politiques. Il n'empêche qu'il a déclenché l'une des plus vives manifestations au Costa Rica depuis quelques décennies, qui a presque paralysé le pays pendant près de quinze jours. Ce tollé a incité les législateurs à mettre le texte en veilleuse et en saisir un comité spécial, composé de représentants des syndicats, des étudiants et de l'Église catholique. En mai, un tribunal constitutionnel a statué que le projet de loi original était nul et de nul effet, parce qu'il a été fait entorse aux procédures législatives lors de son adoption.
« Cette réforme est indispensable à notre pays », a déclaré Rodríguez au quotidien La Nación peu après la manifestation. « Si d'autres prennent de l'avance et se donnent des atouts, nous serons plus pauvres. Si nous faisons du surplace, les entreprises ne s'implanteront plus chez nous pour y créer des emplois. »
Une œuvre qui se fait. Le séminaire de la BID a montré que, malgré le peu de ressources de la région, les nouvelles technologies de l'information et des télécommunications peuvent aider les pays d'Amérique latine et des Caraïbes à surmonter de vieux obstacles au développement. À l'aide d'outils modernes, ils peuvent commencer à venir à bout de difficultés telles que la médiocrité de l'enseignement public, le faible accès aux services de santé et le peu de productivité des petites et moyennes entreprises. Au sein de l'Administration, les nouvelles technologies peuvent optimiser la gestion publique, la rendre plus transparente, réduisant ainsi les possibilités de corruption de fonctionnaire. Elles peuvent même régler des problèmes sociaux tels que l'exclusion des femmes et des jeunes des bienfaits du progrès économique.
« Notre région ne peut pas ignorer cette révolution », a dit le président de la BID Enrique V. Iglesias. « Elle doit notamment en tirer parti pour réaliser trois objectifs concrets : prospérer davantage, prospérer mieux et renforcer les régimes démocratiques. »
Comme ailleurs dans le monde, l'une des grandes préoccupations en Amérique latine, c'est de ne pas aggraver l'inégalité déjà très grande dans la répartition des revenus en adoptant les nouvelles technologies. Lors de la conférence, les orateurs ont évoqué tour à tour différents aspects du « fossé numérique », qui sépare ceux qui ont ces outils de ceux qui ne les ont pas.
Bon nombre des initiatives mises en relief à La Nouvelle-Orléans visaient précisément à permettre aux pauvres de bénéficier de la révolution technologique. Ces programmes font florès grâce aux efforts consentis par les secteur public, privé et associatif.
Le commerce électronique l'illustre bien. Même dans les endroits les plus reculés où le téléphone sans parler de l'ordinateur est rare, la télématique permet aux peuples indigènes de commercialiser leurs objets d'art bien au-delà de leurs villages. Samajel B'atz', une coopérative composée de neuf groupes d'artisans guatémaltèques, a mis sur pied ses propres pages Web avec l'aide de PEOPLink, une organisation à but non lucratif établie aux États-Unis. Au moyen de l'Internet, la coopérative peut traiter directement avec les consommateurs et les commerçants pour veiller à ce qu'une plus grande part des recettes revienne aux tisserands, aux potiers et aux autres artisans plutôt qu'aux intermédiaires. Cette technologie permet aux artisans d'augmenter leur chiffre d'affaires et de mieux connaître les modes et les goûts des consommateurs. Dans le passé, leurs productions étaient le fruit d'une stratégie qui équivalait à tenter le coup. Aujourd'hui, les artisans peuvent adapter leurs productions aux vœux exprimés par les consommateurs. Et grâce à l'amélioration de sa trésorerie, la coopérative a pu proposer de petits prêts à ses adhérents.
Ces nouvelles technologies peuvent donc accroître les moyens d'action des plus pauvres. Un autre exemple en est la croisade menée par le Comité pour la démocratisation des technologies de l'information (CDI), établi au Brésil.
Fondé en 1995 par Rodrigo Baggio, un jeune chef d'entreprise de Rio de Janeiro, le CDI a ouvert 117 écoles d'informatique dans les bidonvilles de 14 États du Brésil. Plus de 35 000 personnes ont d'ores et déjà suivi des formations dans le domaine de la technologie, pour améliorer leurs qualifications. Baggio, qui a même mis en place ses classes d'informatique dans les prisons et dans les tribus indiennes du Brésil, a annoncé lors du séminaire à La Nouvelle-Orléans, qu'il allait étendre son programme à d'autres pays d'Amérique latine avec l'aide de la BID et avec un concours financier de la fondation StarMedia.
À une échelle plus vaste, le programme mexicain Telesecundaria se sert des technologies modernes de la communication pour étendre l'enseignement secondaire aux régions les plus reculées, et ce pour beaucoup moins cher qu'il n'en coûterait pour construire et entretenir des écoles et y affecter des enseignants. Avec trois enseignants et 2 500 dollars pour une parabole et quelques téléviseurs, Telesecundaria peut répondre aux besoins des lycéens dans les hameaux comme San José de Avino dans l'État de Durango, où le lycée le plus proche se trouve à deux heures de route. Ils sont 1 million, jeunes et moins jeunes, à être inscrits au programme de télé-enseignement mexicain. Des contrôles de connaissances ont révélé que les élèves de Telesecundaria avaient autant de succès scolaire que les lycéens dans les établissements traditionnels.
Les technologies de l'information peuvent également optimiser la gestion publique. Dans toute la région, les gouvernements mettent en place des systèmes en ligne à l'échelle fédérale, provinciale et locale pour l'attribution de marchés publics, le recouvrement des impôts et les paiements, entre autres. S'agissant de la commande publique, les administrations peuvent faire jouer une plus grande concurrence entre les fournisseurs et rendre les procédures plus transparentes.
Les dirigeants dans la région sont certes enthousiasmés par ces nouveaux outils mais ils s'empressent de souligner que les technologies de l'information ne sont pas une panacée. Faisant un peu d'histoire, José Octavio Bordón, ministre de l'Éducation de la province argentine de Buenos Aires, a lu lors de la conférence le télégramme de félicitations du président argentin Domingo Sarmiento à l'occasion de la pose du premier câble transatlantique il y a plus d'un siècle. Dans son message, Sarmiento saluait cet exploit comme le premier pas vers la création d'une société vraiment mondiale.
Les pays savent pertinemment qu'il faut généraliser le plus possible les bienfaits des nouvelles technologies. Le ministre barbadien de l'Éducation, Mia Amor Mottley, a dit que l'un des grands principes de la réforme de l'école dans son pays était de faire en sorte que la révolution informatique transforme les citoyens en producteurs de technologies et pas simplement en consommateurs en bout de chaîne.
« Les technologies en elles-mêmes ne favoriseront pas l'égalité, a dit Mottley. Mais elles ouvrent des perspectives à des pays comme la Barbade, parce que la géographie, qu'il s'agisse de la superficie ou de l'emplacement, ne compte pas. »