L'image des marchés boursiers en Amérique latine a été sérieusement abîmée en octobre dernier. Après une décennie de plus-values remarquables, les indices boursiers de la région étaient devenus les baromètres, encourageants, de la confiance des milieux financiers nationaux et internationaux dans les perspectives économiques de l'Amérique latine.
Mais lorsqu'une série de crises monétaires qui semblaient sans rapport les unes avec les autres a secoué l'Asie du Sud-Est et entraîné une ´ correction technique ª du marché boursier mondial, les places financières latino-américaines ont enregistré une dégringolade vertigineuse, perdant plus du quart de leur valeur en quelques jours. Malgré des premiers signes de redressement, la plupart des indices boursiers de la région sont encore loin d'avoir retrouvé les sommets qu'ils avaient connus avant octobre.
Après coup, les investisseurs et les citoyens ordinaires dans la région, traumatisés, se sont mis à s'interroger sur les vertus des marchés boursiers. Les économies latino-américaines auraient-elles été prises en otage par leurs marchés en essor ? Ces marchés ne seraient-ils que des casinos compliqués où les riches spéculateurs et les étrangers font des paris ? Et, surtout, ces marchés ont-ils des bienfaits tangibles pour l'économie réelle ?
Au moment où la crise boursière s'installait le 23 octobre, des responsables financiers et boursiers de divers pays d'Amérique latine se réunissaient au siège de la BID à Washington pour étudier ces mêmes questions. En effet, la conférence de deux jours intitulée ´ Le développement des marchés boursiers dans les pays en expansion : obstacles et conditions de leur succès ª a permis de manière très opportune de dresser un bilan de l'extraordinaire évolution des bourses latino-américaines au cours des dernières années.
Il y a dix ans, les bourses de valeurs ne se faisaient guère remarquer dans le secteur financier de la plupart des pays d'Amérique latine, qui avait toujours été dominé par les banques. Prenons l'exemple de l'Argentine. La bourse de Buenos Aires existait depuis plus d'un siècle et tout récemment en 1989, sa capitalisation (la valeur totale des actions, des obligations et des autres titres cotés en bourse) n'atteignait que 172 millions de dollars, selon Guillermo Harteneck, président de la Commission des opérations de bourse de l'Argentine.
Mais au cours des années suivantes, la situation a considérablement changé. Un ensemble de réformes commerciales et financières axées sur le marché a assaini l'économie, amené un regain d'intérêt des investisseurs pour l'Argentine et facilité les investissements directs étrangers. Un plan ambitieux de privatisations a donné aux investisseurs ce qu'ils n'avaient pas auparavant : la possibilité d'acquérir des actions de sociétés industrielles de premier ordre. Des millions de dollars d'épargnes argentines qui avaient été placés auprès de banques étrangères ont été rapatriés pour acheter ces actions, et les fonds d'investissement européens et américains ont vite emboîté le pas. Résultat, le marché boursier a connu une ascension spectaculaire. Malgré l'essoufflement qui a suivi la crise du peso mexicain en 1995, la capitalisation de la bourse de Buenos Aires avait atteint 60 milliards de dollars en octobre 1997.
Les bourses dans les autres grands pays d'Amérique latine se trouvaient à des stades de développement différents à la fin des années 80, mais elles ont connu sensiblement la même évolution que la bourse argentine dans les années 90. Selon le Fonds monétaire international, la capitalisation totale des principales places financières de la région pesait aux alentours de 34 milliards de dollars en 1987. En juillet 1997, elle avait atteint 680 milliards de dollars.
Trompe-l'úil. Mais ces chiffres ne sont pas aussi remarquables qu'il y paraît. D'abord, les marchés financiers d'Amérique latine sont encore très modestes au regard des économies qui les sous-tendent. En 1996, la capitalisation totale des marchés de la région représentait environ 30 % de son produit national brut. Claudio Loser, directeur du Département Hémisphère occidental au FMI, a rappelé aux participants à la conférence que dans de nombreux pays asiatiques en voie de développement, comme la Thaïlande et les Philippines, cette capitalisation atteignait 100 % en 1996.
En outre, l'essor des bourses latino-américaines bénéficie principalement à un petit nombre de services publics récemment privatisés et de sociétés industrielles de premier ordre. S'il est vrai que plusieurs centaines de sociétés sont cotées sur les grandes places financières de la région, il reste que le gros de la capitalisation boursière et des opérations boursières est le fait de quelques sociétés géantes dans les domaines des télécommunications et de l'énergie. Ainsi, au Brésil et au Mexique, environ la moitié des opérations boursières au cours d'une journée normale concerne les actions de la grande société de téléphone de chacun de ces pays.
Autrement dit, les sociétés latino-américaines, dans leur immense majorité, ne trouvent toujours pas de capitaux sur les marchés boursiers nationaux en essor. ´ Malgré la très remarquable progression des marchés financiers, les banques de la région restent de loin les bailleurs de fonds les plus importants pour le secteur privé ª, affirme Liliana Rojas-Suarez, économiste qui est conseiller principal à la BID. Les prêts bancaires représentent plus de 90 % des financements des entreprises dans la région, selon L. Rojas-Suarez. En revanche, les banques aux Etats-Unis ne comblent qu'environ 20 % de l'ensemble des besoins en financement des sociétés. Là-bas, les sociétés trouvent des financements moins chers et plus flexibles en émettant des actions, des obligations ou des effets de commerce directement auprès des investisseurs, par l'entremise de divers marchés des valeurs.
L. Rojas-Suarez a expliqué que la portée extrêmement limitée des marchés boursiers en Amérique latine tient en partie au fait que de nombreuses sociétés boudent encore la Bourse. Beaucoup ont certes été introduites en Bourse et certaines ont même réuni les rigoureuses conditions préalables à leur cotation à la Bourse de New York, mais les sociétés latino-américaines les plus solides se trouvent encore entre les mains d'un petit groupe qui ne souhaite pas céder à des actionnaires la moindre fraction du contrôle financier de leurs entreprises. Beaucoup de firmes ne sont pas disposées non plus à déclarer leurs revenus et leurs actifs - ce que les sociétés cotées en Bourse sont tenues de faire - parce qu'elles pensent que cette publicité alourdira leur assujettissement à l'impôt, aidera la concurrence, voire en fera la cible de ravisseurs si elles révèlent les salaires de leurs dirigeants. C'est donc dire que si la valeur vénale de quelques sociétés de premier ordre s'est décuplée, en revanche le nombre des nouvelles introductions en Bourse n'a que légèrement augmenté. Au Mexique, au Brésil et en Argentine, qui ensemble représentent environ les deux tiers de la capitalisation boursière de la région, le nombre des sociétés cotées en Bourse est resté pratiquement inchangé depuis 1987.
Résultat, ´ la demande de nouveaux placements est forte alors que l'offre est faible ª, a affirmé l'Argentin Harteneck. ´ Les sociétés comprennent mal les avantages d'une introduction en Bourse, et il y a un gros effort de pédagogie à faire à cet égard. ª
Il faut approfondir. Le problème de fond, ce n'est pas que les marchés boursiers d'Amérique latine ont connu une expansion trop rapide, c'est qu'ils ne se sont pas approfondis. Les économistes parlent de ´ profondeur ª des marchés boursiers pour décrire le nombre et la variété des valeurs mobilières parmi lesquelles les investisseurs peuvent choisir, la quantité et la qualité des informations sur les sociétés qui peuvent éclairer le choix des investisseurs, et la liquidité d'ensemble des marchés en termes de volume des transactions. A cette aune, les marchés latino-américains manquent de profondeur.
Ces lacunes peuvent se répercuter de manière tangible sur l'économie réelle, à savoir sur les citoyens, les produits et les emplois. Du fait qu'ils constituent un mode de financement autre que bancaire, les marchés boursiers qui fonctionnent bien utilisent l'épargne publique à des fins différentes et plus productives. Voilà qui n'avait aucun intérêt pratique pendant les années 70 et 80 marquées par l'hyperinflation, parce que la plupart des Latino-Américains épargnaient très peu. Mais avec la stabilité monétaire qui a accompagné les réformes structurelles, les taux d'épargne des ménages ont commencé à augmenter doucement. Et dans la plupart des grands pays de la région, les réformes de la sécurité sociale incitent aussi à l'épargne en permettant aux travailleurs de placer dans des sicav la totalité ou une partie de leurs cotisations à la caisse de retraite.
Selon la banque d'investissement Salomon Brothers de New York, les actifs des caisses de retraite latino-américaines ont considérablement grossi, passant d'un peu plus de 50 milliards de dollars en 1993 à quelque 130 milliards en 1997, et ils augmentent d'environ 1 milliard de dollars par mois. Les réglementations publiques stipulent que le gros de ces sommes doit être investi dans des obligations de l'Etat, mais pour diversifier leurs portefeuilles et accroître leur rendement, les sociétés d'investissement recherchent des actions et des obligations de sociétés aussi. C'est là que le manque de profondeur des marchés boursiers latino-américains fait obstacle à l'expansion économique : l'offre de valeurs mobilières nouvelles n'étant pas abondante, les actifs des caisses de retraite et l'épargne des ménages languissent dans les obligations d'Etat au lieu d'impulser le développement des sociétés locales.
Il y a des signes d'amélioration toutefois. Les caisses de retraite et les sicav, avec toutes leurs liquidités, s'emparent des nouvelles valeurs boursières qui autrefois étaient acquises par des investisseurs étrangers. Se fondant sur des entrevues réalisées auprès de diverses banques d'investissement qui souscrivent les nouvelles émissions de valeurs dans la région, le Wall Street Journal a fait savoir récemment que les émissions de titres et d'actions étaient acquises dans une proportion moyenne de 20 à 30 % par les investisseurs locaux, contre seulement 10 à 15 % il y a deux ans, ´ certaines sociétés choisissant de lever des capitaux entièrement sur les marchés d'intérêt local ª. Ce quotidien constate aussi que les sicav locales commencent à investir dans de petites sociétés nationales - celles que les investisseurs étrangers boudaient dans le passé.
Si ce mouvement se poursuivait, les véritables bienfaits d'un marché boursier prospère pourraient être ressentis par des millions de travailleurs. ´ Ce type d'investissement vient compléter les capitaux étrangers et à terme aide à réduire la sensibilité des économies locales aux chocs extérieurs ª, a affirmé L. Rojas-Suarez de la BID.