Lorsque le gouvernement argentin a fait savoir qu'il entendait privatiser le téléphone au début des années 90, Néstor Vázquez, psychologue de 30 ans à Buenos Aires, s'est inquiété.
" Je voulais savoir qui veillerait à ce que les délais de raccordement soient plus courts ", rappelle Vázquez. Il se demandait aussi si les nouveaux propriétaires pourraient relever à leur gré les tarifs des communications longue distance, et, essentiellement, si un " monopole privé " se substituerait tout simplement à l'ancien " monopole public ".
Ces préoccupations sont typiques chez les citoyens qui ont été témoins des privatisations massives dans de nombreux pays d'Amérique latine et des CaraÔbes ces dernières années. Que les dénationalisations concernent le téléphone ou des services comme l'électricité, le gaz, les transports, l'eau ou les caisses de retraite, la question qui se pose est invariablement celle-ci : Qui s'assurera que les nouveaux propriétaires n'exploiteront pas les consommateurs ?
Ces craintes ne sont pas totalement dénuées de fondement. Après tout, c'est dans un souci de protection des consommateurs que la plupart des pays avaient procédé à des nationalisations. L'Etat avait alors invoqué l'importance de l'égalité devant les services et de la protection des consommateurs pour intervenir dans pratiquement tous les aspects de l'économie latino-américaine type, qu'il s'agisse du prix du pain ou du gaz, du taux d'intérêt des livrets d'épargne et du montant des pensions.
Mais les consommateurs ne sont pas les seuls à se demander qui défendra leurs intérêts au lendemain des dénationalisations. Les entreprises privées elles-mêmes, notamment celles qui prennent à leur charge les risques liés à l'exploitation de ces services, s'interrogent tout particulièrement sur les organismes qui verront à ce qu'elles puissent exercer leur activité et rentabiliser leurs investissements sans intervention excessive de l'Etat.
Nouvelles règles, nouveaux " gendarmes ". En Amérique latine, ce sont de plus en plus des autorités indépendantes qui entrent en scène. Ces organismes publics sont investis d'une haute mission qui consiste à interpréter et à appliquer les lois qui gouvernent une branche quelconque de l'économie de marché. A l'instar des arbitres d'un match de football, les autorités investies d'un pouvoir réglementaire doivent surveiller les activités commerciales et veiller au bon respect des règles du jeu, tout en conciliant les intérêts des entreprises, des consommateurs et de l'Etat, qui souvent se heurtent.
Dans les économies dirigées, les autorités qui ont un pouvoir réglementaire et qui sont libres de leurs actions sont rares ou n'ont pas leur raison d'être. L'Etat fixe les prix et les normes de qualité des biens et services qu'il produit et distribue, ce qui veut dire qu'il y a peu de concurrence, partant que des " arbitres " ne sont guère nécessaires. Les règles du jeu économique sont d'ordinaire fixées par des organismes mis sur pied par le gouvernement, et les règles ont tendance à changer fréquemment au gré des besoins de l'équipe gouvernementale en place. Les grands arbitrages réglementaires se font à huis clos, les entreprises et les consommateurs n'étant guère associés aux processus décisionnels.
Voilà qui a abouti, dans bien des pays, à un enchevêtrement de règles incohérentes et parfois contradictoires qui admettent des interprétations très divergentes. Cette incertitude réglementaire s'est répercutée défavorablement sur les investissements à long terme faits par les entreprises privées, qui savent que le remaniement soudain des règles en cours de route peut anéantir des années d'efforts financiers. " Lorsque les prix et les tarifs des services publics sont fixés par l'Etat, il est pratiquement impossible d'attirer des investissements privés ", affirme Claude Besse, surintendant général du Conseil général des réglementations sectorielles en Bolivie. " A notre avis, si la Bolivie a pu drainer des investissements lourds ces dernières années, c'est entre autres parce qu'elle a créé un cadre réglementaire clair, précis et cohérent qui n'est pas à la merci des interventions politiciennes. "
Claudia Piras, économiste de la BID qui étudie les réglementations dans la région, est d'accord. " Une réglementation crédible est une condition préalable et incontournable pour les entreprises songeant à faire des investissements lourds qui ne se rentabilisent qu'au bout de plusieurs années, affirme-t-elle. Il leur faut l'assurance que le gouvernement ne renégociera pas arbitrairement les contrats ou ne décrétera pas des baisses de tarifs une fois les investissements faits. "
Apaiser les investisseurs. Pour se crédibiliser aux yeux des entreprises et attirer des investisseurs, les gouvernements de la région se sont mis à simplifier et à moderniser les lois et règlements qui visent certaines activités commerciales ou certains services. Au fur et à mesure des dénationalisations, ils créent de nouvelles autorités qu'ils investissent d'un pouvoir sans précédent pour réglementer la profession après sa privatisation. Ainsi, avant de dénationaliser l'électricité, la Bolivie a établi un cadre juridique et réglementaire pour permettre le jeu de la concurrence dont elle a confié la supervision et l'application à des " autorités de régulation sectorielles " indépendantes qu'elle a mises en place.
Ces autorités visent notamment les services publics, mais elles entrent en scène aussi dans de nombreux autres domaines où des privatisations ont lieu en Amérique latine. Dans l'espoir de prévenir les défaillances de banque et les crises financières auxquelles la région a été en butte dans le passé, de nombreux gouvernements latino-américains renforcent les réglementations régissant les banques, les places financières et les assurances. Les autorités de régulation souvent appelées commissions, veillent à l'application des lois destinées à empêcher les abus allant des prêts consentis par les banques pour des motifs politiciens à l'usage frauduleux des placements par les courtiers (voir l'article sur les droits des actionnaires dans le numéro de décembre 1997 de BID Amérique). Les pays qui ont privatisé la totalité ou une partie de leurs systèmes de sécurité sociale ont également mis en place des autorités ayant pour mission de s'assurer que les gestionnaires de caisses privées ne prennent pas des risques inconsidérés avec les sommes qui serviront dans l'avenir aux retraites, entre autres.
Dans quelques pays, des autorités indépendantes investies d'un pouvoir réglementaire ont même renforcé la protection de l'environnement. Au Chili, par exemple, les sociétés doivent, pour tout projet d'aménagement, présenter des études d'impact à la Commission nationale de l'environnement (dite CONAMA) qui peut refuser les études et les plans qu'elle juge insuffisants. Ces deux dernières années, les décisions de la CONAMA ont retardé plusieurs grands travaux industriels, ce qui montre que même les sociétés les plus puissantes ne peuvent pas contourner les lois sur l'environnement.
Quid des consommateurs ? Mais les autorités qui illustrent le mieux l'importance du pouvoir réglementaire indépendant en Amérique latine sont celles qui veillent au jeu de la concurrence. Il est vrai que les lois dans la région comportent depuis longtemps des dispositions qui favorisent la libre concurrence et qui empêchent les monopoles, mais elles ne sont guère applicables dans les économies dirigées. Aujourd'hui, la politique de concurrence est soudain un sujet brûlant.
Examinons le cas des minotiers au Pérou. Auparavant, le prix de la farine était fixé par l'Etat et peu de personnes savaient s'il y avait véritablement concurrence entre les minoteries. Mais en 1996, une explosion du prix du pain a éveillé les soupçons des responsables au sein de l'autorité péruvienne chargée de réglementer la concurrence, dont l'acronyme espagnol est Indecopi. Les investigations ont révélé que dix minoteries s'étaient concertées pour relever le prix de la farine ñ ce qui est interdit par la loi péruvienne sur la concurrence. Les firmes furent condamnées à une amende ñ une première dans l'histoire du Pérou ñ et les consommateurs péruviens obtinrent ainsi le droit de choisir entre des produits de boulangerie proposés à des prix différents.
Ce rôle d'interlocuteur entre les entreprises et les consommateurs suscite forcément des controverses. D'une décision permettant une légère augmentation des tarifs du téléphone, par exemple, les sociétés de télécommunications diront habituellement qu'elle ne suffit pas pour dégager des bénéfices et procéder à des expansions. Les associations de consommateurs, elles, condamneront fort probablement cette même décision, parce qu'elle dégarnit le porte-monnaie des masses laborieuses. Et même le gouvernement pourrait réprouver cette décision, si elle intervient dans les mois qui précèdent des élections.
Or c'est la controverse inhérente à la réglementation indépendante qui en fait un rouage essentiel des sociétés démocratiques. Dans le cycle des plaintes, investigations, jugements, appels et protestations publiques qui accompagnent les grandes décisions réglementaires, les divers groupes d'intérêts sont contraints de défendre leur position sur la place publique ñ et de contrer les arguments des groupes adverses. " Il y a plus de transparence que dans le passé ", affirme William Savedoff, économiste à la BID qui étudie la réglementation des services d'alimentation en eau dans la région. " Auparavant, personne ne savait exactement qui dirigeait le service d'alimentation en eau ou le service du gaz ou comment les prix étaient déterminés. Il y avait donc peu de transparence et la plupart des gros intérêts organisés pouvaient manipuler les décisions à leur profit. "
En revanche, un bon cadre réglementaire révèle les intentions de chacun des acteurs dans une décision ñ qu'il s'agisse des entreprises, des consommateurs ou de l'Etat ñ d'où la difficulté pour l'un quelconque de ces groupes d'imposer sa volonté. Dans ces conditions, les autorités de régulation peuvent très bien veiller au fonctionnement loyal des marchés, sans privilégier outre mesure les firmes et les nantis. C'est là un élément déterminant dans les sociétés qui s'adaptent encore à l'accroissement de la concurrence et où les bienfaits sociaux des privatisations ne sont pas apparents dans l'immédiat.
Selon Beatriz Boza, avocate qui est présidente de l'Indecopi au Pérou, " une réglementation efficace permet aux citoyens de faire confiance à l'économie de marché, parce qu'ils constatent que lorsque les consommateurs se font estamper, nous pouvons prendre des sanctions, ce qui, à terme, élargit leurs choix et fait baisser les prix. "