Lorsque l'année dernière les crises financières asiatique et russe ont frappé contre toute attente l'Amérique latine, les experts politiques ont immédiatement prédit une réaction populaire brutale contre les mesures de libre-entreprise.
Il était difficile de réfuter leur argumentation. Pendant la meilleure partie de la décennie, les populations des plus grandes économies d'Amérique latine se sont ajustées aux conséquences engendrées par la libéralisation du commerce, les privatisations, l'accroissement des investissements extérieurs et la diminution des subventions de l'Etat. Ces réformes pour la libre-entreprise ont, dans de nombreux cas, abouti à une augmentation des prix, de l'emploi et du fossé entre les riches et les pauvres. Mais les électeurs ont été enclins à soutenir ces réformes en raison de la stabilité qui en a résulté ainsi que de l'inflation faible, et parce qu'ils espéraient finalement bénéficier de la prospérité croissante.
Puis, comme la crise financière a menacé en 1998 de paralyser les économies latinoaméricaines, l'une après l'autre, cette prospérité est apparue tout à coup plus distante que jamais. Est-ce que les électeurs frustés conclueront que les mesures prises en vue de la libre-entreprise n'ont pas pu tenir leur promesse et commenceront à réclamer un retour à une plus grande intervention de l'Etat dans l'économie ?
On peut entrevoir les réponses à cette question en passant en revue les résultats d'une enquête faite dans 14 pays latino-américains et aux Etats-Unis pour connaître l'opinion des gens sur la politique et l'économie. Cette enquête, qui a été publiée en début d'année dans l'édition Americas du Wall Street Journal et est intitulée " Mirror on the Americas ", indique que même si la plupart des Latino-américains sont pessimistes à propos de la situation actuelle, une majorité bien définie continue de soutenir les politiques économiques orientées vers le marché.
D'après cette enquête, 61,2 % de tous les Latino-américains sont persuadés que leurs parents ont eu une meilleure vie qu'eux. Et cependant, ils ne désirent pas un retour aux mesures interventionnistes de l'Etat dans le cadre desquelles leurs parents ont vécu. Au contraire, 58 % de ceux qui ont répondu à l'enquête ont dit que la concurrence libre devrait déterminer le prix des produits, 64 % ont affirmé que l'économie de marché est la meilleure pour leur pays, et 69 % ont dit que l'investissement extérieur devrait être encouragé dans leur pays.
Eduardo Lora, un économiste de la BID qui a rédigé un document sur les perceptions du public sur les réformes économiques, pense que ces réponses montrent que les gens font une distinction plus nette entre les rôles appropriés de l'Etat et du secteur privé. " D'autres enquêtes ont montré que les gens sont toujours d'avis que le gouvernement devrait fournir un dispositif de sécurité pour des services essentiels dans des domaines tels que la santé et l'éducation ", a-t-il rapporté. " Mais ils ne pensent plus que l'Etat devrait participer à l'économie dans son ensemble. Au lieu de critiquer le capitalisme, ils critiquent le gouvernement qui n'a pas réussi à satisfaire les besoins de base. "
Par ailleurs, cette enquête traduit une autre tendance dont on débat beaucoup : le repli de l'éventail politique de l'extrême gauche et de l'extrême droite vers des vues plus modérées et centristes. Les pays latins qui déjà dans les années 80 étaient perçus comme étant polarisés politiquement montrent à présent une majorité centriste. Le graphique joint montre où les gens se sont placés sur l'échelle politique de 0 (représentant la gauche) à 10 (représentant la droite). Vous remarquerez que les sections en blanc et gris proches du centre prédominent, bien qu'il y ait une légère inclinaison en faveur de la droite. En effet, dans plusieurs pays latins, le pourcentage des gens s'identifiant comme étant politiquement neutres (blanc) est à présent similaire au niveau où se trouvent les centristes aux Etats-Unis.
Bien sûr, les gens peuvent attribuer des sens différents à "la gauche" et à "la droite", et ces significations ont évolué après la fin de la guerre froide, et l'ère des dictatures et des conflits armés. Mais ce graphique montre que la plupart des Latino-américains, même pendant une période de détresse économique sévère, ne sont plus attirés par des solutions radicales.