Un étranger arrivant dans le polygone industriel Don Bosco, un groupe de bâtiments en parpaings dans une banlieue pauvre de la capitale salvadorienne, San Salvador, ne pourrait jamais imaginer qu'il est en train de poser son regard sur un centre de détention juvénile.
Il n'y a pas de mesure de sécurité visible. A 9 heures du matin, pendant la semaine, des jeunes du voisinage passent par un grand portail en saluant d'autres jeunes qui vivent à l'intérieur de l'enceinte. En quelques minutes, ce lieu s'anime ; des scies, des perceuses, des marteaux, des presses typographiques et d'autres machines commencent à retentir. Des camions entrent et sortent avec fracas toute la journée, livrant des matières premières et chargeant du pain qui vient d'être cuit, des boîtes de chaussures d'enfants, des piles de posters de couleur sur papier glacé, des porte-chemises, des meubles de rangement sur mesure en bois et des moules industriels moletés avec précision.
Perché au bord d'un ravin qui sert de décharge locale et d'égout, le polygone est une oasis inattendue dans un des quartiers les plus pauvres et les plus violents de San Salvador. Une odeur écoeurante de déchets en décomposition subsiste dans l'enceinte après que les ordures accumulées au fur et à mesure aient été recouvertes par des terre-pleins en ciment et carrelage. A l'extérieur, des bandes de rue rivales, les maras, luttent en permanence pour le contrôle de Comunidad Iberia, un taudis poussiéreux abritant 45 000 personnes. La population évite les allées délimitant les deux gangs les plus importants, connus sous le nom de Salvatrucha et Calle 18, en raison du risque très présent d'être pris dans des feux croisés.
Presque sans exception, les 60 ouvriers des neuf coopératives qui sont entassés à l'intérieur du polygone étaient autrefois membres de ces deux gangs. Environ 30 d'entre eux servent à vrai dire des peines pour meurtre, viol, agression, trafic de drogue ou vol. Les autres ont rejoint le polygone tout en continuant à vivre à l'extérieur.
Les coopératives, cependant, ne correspondent pas à la notion traditionnelle de formation de l'emploi ou de travail à la pièce pour les détenus. Chacune d'entre elles est gérée comme une société autonome dont les salariés sont propriétaires. Ces sociétés doivent sombrer ou fonctionner en fonction de leur capacité à entrer en compétition et à engendrer un profit. Les recettes sont réinvesties dans l'entreprise, et toute somme restante est répartie proportionnellement entre les salariés dans le cadre d'un programme d'intéressement aux résultats. Un niveau supérieur en matière d'artisanat, une tarification aggressive et des processus de production souples sont la norme.
Le polygone a été créé il y a 13 ans par José "pepe"Moratalla, un prêtre salésien espagnol. L'objectif initial de Moratalla était de donner aux enfants des rues en général la possibilité de travailler et d'étudier. Mais il s'est vite rendu compte que les maras étaient tellement puissants et envahissants qu'ils définissaient les choix de vie auxquels la jeunesse locale était confrontée. A ce moment-là, il décida de recruter tout particulièrement ceux qui appartenaient aux gangs et de leur proposer un compromis : une chambre avec pension, un apprentissage et un enseignement gratuit s'ils renonçaient à appartenir aux maras.
Cela s'est avéré être une décision productive mais controversée. Bien qu'au Salvador l'on craigne les maras, ils ont été récemment au centre d'un débat public animé sur les mérites d'un programme de réforme judiciaire ambitieux décidé dans le cadre des Accords de paix de 1993 qui ont mis fin à la guerre civile. La BID a soutenu ces réformes en octroyant un prêt de 22 millions de dollars approuvé en 1996 (voir Dossier spécial : Réforme de la justice - BID Amérique, novembre-décembre 1999).
Une deuxième chance. Dans le cadre de cette réforme, de nouveaux codes pénal et juvénile ont pour la première fois cautionné des orientations spéciales en matière de peines et installations pénitentiaires distinctes pour délinquants juvéniles. Ces nouveaux codes englobent la notion de rééducation et de réinsertion pour les délinquants mineurs, qui par le passé étaient simplement mis en prison avec des criminels d'âge adulte. Après un accord passé avec les tribunaux, le polygone est devenu une destination intermittente pour de jeunes détenus qui font preuve d'une conduite exemplaire dans les centres de détention juvénile du pays. Un transfert au polygone est tellement convoité parmi les jeunes emprisonnés que les escapades ne sont pas un problème. "Ils pourraient sortir s'ils le voulaient", explique Moratalla, "mais ils préferrent rester".
Moratalla reconnaît qu'il y a des personnes influentes dans la société salvadorienne qui préféreraient garder tous les membres de gangs derrière les barreaux. "Il y a une couche conservatrice dans notre société qui ne comprend pas qu'un adolescent qui a commis un crime n'est pas encore complètement défini en tant que personne." "Il peut toujours être récupéré, mais il a besoin d'un cadre spécial."
Par cadre spécial, Moratalla entend discipline, autonomie, éducation, coopération et entreprise. Il évite la notion traditionnelle de formation professionnelle pour les délinquants juvéniles car d'après son expérience, ces programmes réussissent rarement à placer des diplômés dans des emplois durables. Par contre, quiconque adhère au polygone doit se joindre à une de ses neuf coopératives comme apprenti et prouver qu'il a la capacité de maîtriser une technique. Depuis que les coopératives doivent rivaliser sur le marché local, les compétences doivent être réelles.
Prenez le cas de l'entreprise de moules industriels. Sous la direction de Víctor Rodríguez, un ex-membre de gang de 32 ans qui s'est retrouvé au polygone il y a 13 ans, elle est passée à 15 employés et reçoit des commandes de tout le pays. Les ouvriers se sont formés à l'utilisation d'un logiciel à trois dimensions et leurs propres économies ont servi à acheter des tours et des perceuses informatisés qui leur permettent de produire à la chaîne des moules à précision élevée dans un délai bref. Récemment, Rodríguez a été sollicité par une grande firme industrielle qui proposait de doubler son salaire et de lui donner la responsabilité de toute une division. Il leur a dit qu'il préférerait gérer sa propre affaire!, se souvient Moratalla.
Planifier pour l'avenir. Moratalla veut également que ses inculpés pensent à la manière dont ils organiseront leur vie après leur départ du polygone, habituellement après l'âge de 21 ans. En plus de couper les liens publiquement avec un mara, les jeunes qui veulent rejoindre le polygone recrutent un groupe de parrains qui s'engagent à déposer tous les mois un montant fixe sur un compte en banque. Ce compte est bloqué au nom du jeune jusqu'à ce qu'il ait 21 ans. "Ils ne sont pas autorisés à toucher à cet argent, et s'ils quittent le polygone, prennent des drogues, se battent, emménagent avec une petite amie ou un petit ami avant l'âge de 21 ans, ils perdent le montant total", spécifie Moratalla. Ce concept a deux objectifs. "D'abord, les personnes qui parrainnent un jeune lui offrent un type de soutien qu'il n'a probablement jamais reçu de sa famille. En suivant ses progrès et en investissant en lui, ils peuvent commencer à promouvoir un sens de dignité et d'estime de soi."
Le second objectif est, pour chaque jeune, d'accumuler un modeste capital avec lequel il commencera sa vie après avoir été remis en liberté ou après avoir quitté de plein gré le programme. "Pensez-y", demande Moratalla. "Comment ces types vont-ils faire partie d'une démocratie s'ils n'ont rien lorsqu'ils partent d'ici ? Le fait qu'ils aient appris un métier ne va pas faire une grande différence s'ils ne peuvent pas trouver de logement ou payer leurs frais de scolarité pour l'université. C'est donc de l'argent qu'ils peuvent économiser et utiliser comme premier versement pour l'achat d'une maison ou pour démarrer une petite entreprise."
Rassembler un groupe de sponsors financiers, c'est peut-être beaucoup demander à des ex-membres de gangs recouverts de tatouages révélateurs. Cependant, Moratalla souligne qu'en dépit des chances très faibles de succès, presque tous ses inculpés trouvent des parents, des professeurs, des fonctionnaires ou des amis qui s'engagent à devenir des sponsors. "Nous ne voulons pas de gens qui n'ont pas de ressources", dit-il en plaisantant. "Quelques-uns de nos gars ont déjà accumulé plus de mille dollars sur leur compte."
Récemment, un groupe de quatre membres du polygone qui avaient été formés dans sa coopérative de fabrication de meubles en métal a décidé de rassembler ses économies et d'ouvrir un atelier indépendant du travail du métal. Pour Moratalla, c'est l'ultime preuve que les membres de bandes méritent une seconde chance. "Ceci est un signe que ces gars peuvent rejoindre la société pas seulement en tant qu'individus ayant arrêté de commettre des crimes, mais en tant qu'agents dynamiques du développement qui peuvent contribuer au bien-être et à la croissance du pays.
Au fil des années, le polygone s'est développé grâce à l'aide financière de nombreuses organisations espagnoles de charité et d'institutions internationales. Aujourd'hui, l'enceinte s'apprête à construire un local professionnel à plusieurs étages afin d'abriter un collège qui sert déjà à 400 enfants et adolescents. Le polygone est également en train de travailler avec une association de 200 micro-entrepreneurs qui participent chaque semaine à des réunions dans le polygone afin d'apprendre les affaires et les techniques marketing de première main, à savoir de la bouche d'ex-membres de gangs.