Quel jugement l'Histoire portera-t-elle sur l'évolution économique de l'Amérique latine et des Caraïbes au XXe siècle ? Au premier abord, le siècle semble marqué au sceau d'un succès spectaculaire. Le revenu moyen par habitant dans la région a quintuplé. L'espérance de vie, à peine 40 ans en 1900, atteint en moyenne 70 ans aujourd'hui. Et sept adultes sur huit sauront lire et écrire en l'an 2000, alors qu'il n'y en avait qu'un sur quatre en 1900.
Malgré ces avancées, l'Amérique latine a été incapable de gagner du terrain dans le monde industrialisé. Le revenu moyen par habitant dans les grands pays de la région représentait 14 % de celui des États-Unis en 1900 et il s'élève aujourd'hui à 13 %. L'industrie concourt désormais pour 25 % au PIB contre 5 % à l'époque, mais la part du continent dans le commerce mondial a chuté, passant de 7 à 3 %, et les produits de base représentent encore plus de la moitié de ses exportations. Malgré leur expansion économique, l'Amérique latine et les Caraïbes sont encore tributaires des capitaux étrangers.
La disparité des revenus en Amérique latine, qui est peut-être son mal le plus persistant, est devenue la plus grande au monde dans les années 60 et elle s'est aggravée au cours des décennies suivantes. Aujourd'hui, deux familles latino-américaines sur cinq vivent dans la pauvreté.
Ce sont là quelques-uns des paradoxes dont traite un nouvel ouvrage intitulé Progrès, pauvreté et exclusion, qui constitue la première histoire économique complète de l'Amérique latine et des Caraïbes au XXe siècle. Cette œuvre ambitieuse, parrainée par la BID et l'Union européenne, a été rédigée par Rosemary Thorp, économiste à l'université d'Oxford, sur la base de diverses collaborations (voir l'encadré).
" Le défi que présente cet ouvrage, écrit Thorp dans son introduction, c'est de dépeindre le siècle, avec ses ombres et ses lumières, ses aspects négatifs et positifs. " L'ouvrage, qui fait 370 pages, cherche à situer dans un contexte historique les efforts, les stratégies et les choix de développement qui ont porté leurs fruits ou abouti à un échec, dans des pays aussi divers que le Brésil, avec ses 150 millions d'habitants, et certains minuscules États caribéens.
Conjuguant données quantitatives et économie politique - l'interaction entre les forces politiques, l'héritage institutionnel et les résultats économiques - Thorp dresse un bilan des réalisations et des faillites de la région au cours du XXe siècle et en étudie les racines dans l'histoire.
L'une de ces dynamiques est la transformation de l'organisation économique des pays d'Amérique latine. En 1900, sous-équipés en matières de transports et de communications, de nombreux pays se divisaient en îlots régionaux d'activité économique. Thorp rappelle que, en 1900, si un client commandait une bière étrangère à Mérida, sur le littoral de la péninsule du Yucatán au Mexique, on lui donnait une Dos Equis fabriquée à Orizaba, dans la région centre-orientale du pays. Les routes étant peu carrossables, le bois d'œuvre péruvien destiné à Lima était acheminé par l'Amazone et contournait le cap Horne au lieu de traverser les Andes.
Routes, chemins de fer et téléphones ont peu à peu désenclavé ces îlots. Thorp souligne aussi que les institutions publiques telles que les banques centrales, devenues pratiquement universelles dans les années 20, ont contribué à impulser l'intégration. Les entreprises publiques et les agences de développement ont pris de l'envergure à mesure que le rôle de l'État s'est accru depuis les années 30 jusqu'aux années 60. Par la suite, la libéralisation des marchés qui a commencé dans les années 70 et les années 80 a abouti à la restructuration ou à la privatisation de nombreuses entreprises d'État récemment. Au cours de la dernière décennie du siècle, l'accent a été mis sur le renforcement des cadres réglementaires et juridiques dans une économie où le secteur privé devient de plus en plus prépondérant.
Thorp analyse aussi les vagues d'expansion économique qu'a connues la région et établit les liens qui les rattachent à l'économie mondiale. Elle examine les perturbations causées notamment par les deux guerres mondiales et le krach de 1929, par les débâcles régionales telles que les crises de la dette des années 20 et 30, l'intervention par trop fréquente des forces militaires dans les affaires politiques et économiques et la " décennie perdue " des années 80.
L'auteur examine ces phénomènes pour trouver des indices susceptibles d'expliquer le fait que, malgré l'accroissement important du revenu par habitant au cours du XXe siècle, l'Amérique latine présente la pire inégalité dans le monde en ce qui concerne la répartition des richesses. La réponse, affirme Thorp, réside principalement dans la persistance inattendue des hiérarchies sociales et économiques qui remontent à la période coloniale. Ainsi, pendant la première expansion économique axée sur les exportations, qui est survenue au milieu du XIXe siècle lorsque l'Amérique latine manquait de bras. L'immigration a permis d'atténuer quelque peu cette pénurie de main-d'œuvre, mais au lieu de permettre aux travailleurs d'avoir une part de gâteau plus grande, la croissance a fait naître des institutions qui ont réprimé les mouvements ouvriers et augmenté le réservoir de main-d'œuvre en dépossédant les paysans.
" Ces évolutions ont simplement prolongé la concentration des terres et l'assujettissement des Indiens, légués par la période coloniale, écrit-elle. L'inégalité était donc inscrite en filigrane dans le moule qui engendrait la croissance et a même contribué à son efficacité. "
La concentration des revenus a continué de caractériser l'Amérique latine dans son développement au cours des étapes qui ont suivi, parce que l'expansion des institutions publiques, malgré la rhétorique populiste, ne menaçait guère les intérêts des privilégiés. La région aurait certes profité de l'élargissement des marchés d'intérêt national, d'une épargne intérieure plus grande et d'un effort plus important en faveur des ressources humaines, mais Thorp constate que la structure du pouvoir et les coûts immédiats d'un changement ont découragé la mise en œuvre de politiques volontaristes visant à une nouvelle répartition des richesses. Les efforts qui ont été déployés à cette fin, par exemple la réforme agraire, généralement n'aboutissaient pas, pour des raisons politiques, économiques et techniques.
Il y a peu de temps, l'essor alimenté par l'explosion des cours du pétrole en 1973, qui ont quadruplé, et par la soudaine augmentation des entrées de capitaux s'est terminé abruptement avec la crise de la dette de 1982. Des tentatives avortées d'ajustement ont amené le recadrage du modèle de développement, qui s'articulait désormais autour de trois axes : une expansion dont le secteur privé était le moteur, le moins d'État et la libéralisation des marchés. Ce nouveau cadre de pensée, constate Thorp, a exacerbé les inégalités en aggravant la répartition des revenus. Mais, selon l'auteur, le pragmatisme adopté de plus en plus par les dirigeants de la région, notamment pour faire face aux problèmes d'ordre social, suscite l'espoir.